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JUBILE POUR LES ARTISTES Cardinal Danneels
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L'art est le propre de l'homme L'ambivalence est dans le coeur de l'homme L'humanité a besoin de ces vocations L'eglise suscite des vocations artistiques
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Art et Jubile L'Art a toujours été sollicité pour les jubilés peintres, architectes, musiciens, poètes, chorégraphes de tous pays ont été appelés à Rome pour louer Dieu avec tous leurs talents et instruments. Tant de plumes, de pinceaux, d'archets et ciseaux ont, au fil des siècles, participé aux jubilés" du peuple chrétien et contribué à unir les hommes, dans ce qu'ils ont de plus profond. Car l'art permet de chanter, de s'émerveiller, de contempler, de communier à une même beauté qui sourd du cœur de l'homme. Il fait vibrer cette humanité sortie des mains de Dieu. Pour ce jubile 2000 L'Eglise veut promouvoir les artistes pour eux-mêmes, qu'ils soient chrétiens ou non, pour qu'ils pratiquent avec passion l'art dont Dieu leur a donné le goût et le talent. C'est pourquoi elle leur fait deux fois la fête : le 18 février, en la fête de Fra Angelico, patron des artistes, et le 17 décembre, à l'occasion du jubilé du monde du spectacle. Les deux formes d'art sont liées par le fait que toute création artistique a quelque chose de foncièrement gratuit. Elles se complètent l'une l'autre: la musique appelle le concert ou le ballet, la littérature suscite le théâtre et sa mise en scène, les scénaristes entraînent les acteurs et les cinéastes, les clowns provoquent le cirque… L'humanité danse ici sur deux pieds : l'émerveillement de la création artistique, d'une part, et, d'autre part, le jeu, comique ou dramatique, qui appartient à l'homo ludens (l'homme ludique) et à son goût de la fête. L'art est une vocation Tous les hommes se sentent attirés parla beauté et créent de la beauté. Tout comme l'homme est attiré vers la vérité - c'est tout le champ de la recherche et des savoirs - il est aussi attiré vers la bonté l'art de vivre et l'éthique- et vers la beauté: la création artistique. Créer de la beauté même ordre que de créer de la bonté et de la vérité. Puisque le vrai, le bon et le beau sont trois universaux, ce sont des valeurs absolues. Il y a des hommes qui leur consacrent toute leur vie, leur âme et leur corps. Ils sacrifient tout pour servir le vrai (par la philosophie, la recherche scientifique), le bien (par l'éthique, l'éducation...) ou le beau (par les arts). Ce sont là trois manières de servir l'homme dans ses trois dimensions : la recherche du vrai, du bien et du beau. Chaque fois l'on se voue à la recherche d'une de ces dimensions, on se heurte à des obstacles inhérents à toute vocation au milieu du monde. Les uns souffrent pour la vérité, les autres pour la vertu, et les artistes souffrent qui pour la beauté qui est trahie par la laideur que l'humanité produit. On considère souvent les artistes comme des profiteurs, comme des cigales au milieu des fourmis, comme si leur vie n'était faite que de détentes. Mais l'art est aussi un labeur. Il est un combat avec la matière, une lutte avec le chaos, une discipline exercée sur soi-même, une attention à la réalité au-delà de ce que perçoivent les sens. Il suppose une concentration, une écoute, une attention, un travail d'enfantement qui n'est jamais sans tourments ni douleurs. Quel artiste ne remet pas son œuvre cent fois sur le métier avant d'en maîtriser les formes, les couleurs, les sons, la tournure littéraire ? Et quelle douleur lorsque soudain, par un geste maladroit, le visage peint s'enlaidit, le vase se brise, l'harmonie devient cacophonie, le mystère s'aplatit Que d'esquisses, de brouillons, de chefs-d'œuvre manqués ne hantent pas les ateliers des artistes! Et puis, comment continuer à croire à son inspiration, lorsque celle-ci n'est pas reconnue? Comment garder la foncièrement désintéressée, qui l'âme de l'art, quand les sirènes profits vous tentent? L'art est le propre de l'homme L'art congénital est à l'homme. Il appartient à sa capacité d'émerveillement conjuguée avec le désir irrésistible d'arracher le parfait à l'imparfait, le céleste au terrestre, le spirituel au charnel, tout comme on arrache l'or au minerais et la statue du marbre. L'art n'est rien d'autre que l'expression, poussée à l'extrême, du commandement du Créateur: "Travaillez la terre". Dès que l'homme touche à la terre, il en fait de la culture, pas seulement maraîchère mais aussi artistique Il jardine. Il décore ses outils, son habitacle, ses vêtements. Depuis la nuit des temps, il n'est pas de lieu ou d'objet fonctionnel qui ne porte de marques artistiques. Des peintures des grottes de Lascaux à celles des stations de métros, l'art arrache l'homme à l'utilitaire comme Dieu arrache l'homme à la glaise. Dieu est le premier artiste. Il modèle la terre et l'anime de son souffle divin. Nous aussi, depuis des millénaires, nous soufflons dans les narines de la nature pour lui donner une âme humaine. Sans art l'homme expire Vivre dans la laideur est dégradant. La misère "crasse" est un signe que l'homme est atteint dans sa dignité. Même chez les pauvres, on trouve toujours un réflexe d'embellissement: des fleurs, des cadres, et autres objets gratuits ornent les murs, comme autant de sourires sur des visages d'enfant. Même les entreprises les plus fonctionnelles (industries, banques...) s'ornent d 'œuvres absolument gratuites. Il ne s'agit pas seulement d'une marque de prestige ou d'un placement économique, mais d'un placement l'homme, d'une forme d'accueil à visage humain: une aquarelle de Folon un mobile de Calder, du mobilier design, ou un lustre de Venise, un canapé en soie, un tapis d'Orient constituent un langage en soi. ils sont l'écrin des relations qui se tissent entre les humains. C'est pourquoi la société a besoin d'artistes comme elle a besoin de boulangers, de médecins, d'éducateurs, de maîtres spirituels. Tous, d'une manière ou d'une autre vouent leur vie au service du bien commun, et tous ont besoin les uns des autres. "La Beauté sauvera le Monde" Cette phrase de Dostoievski a déjà fait couler beaucoup d'encre. Mais l'auteur ne parlait pas d'esthétique. Il parlait de la beauté intérieure dont le reste n'est qu'épiphanie. Il n'y a que le Christ qui sauve ! C'est lui qui tire de l'homme l'art d'aimer, de regarder, de toucher, d'exprimer, de guérir. Le seul beau pour Dieu, c'est le Christ qui a rendu son beau témoignage devant Pilate. On pourrait formuler toute l'histoire du salut dans la catégorie de la beauté. Le beau, ce n'est pas l'esthétique. C'est l'humain. Le beau ou le laid n'est donc pas ce que j'aime ou non, mais ce qui sort du cœur de l'homme. Il peut y avoir une grande beauté dans l'horreur : un Christ défiguré peut dire la splendeur de l'amour dans l'abjection. Dans ce cas, l'artiste contemple. Il trouve dans l'art, un moyen d'expression hors pair pour son expérience spirituelle. Ou il peut tout simplement peindre l'horreur pour l'horreur. Ce n'est plus alors qu'une forme de défoulement narcissique. L'ambivalence est dans le coeur de l'homme L'art peut conduire au sublime. Ou il peut être un abîme. Tout dépend du cœur de l'homme : des artistes et des admirateurs . Il existe des formes d'expression qui excellent dans le "disgusting". L'art peut aussi conduire à l'idolâtrie. Il peut être asservi à une idéologie l'art et servir à asservir (l'art nazi, l'art porno) Il peut être inféodé à l'industrie de production ou du spectacle. Quand l'art devient-il mauvais? Le critère, c'est l'absence de gratuité. Chaque fois que l'art doit servir à des fins mercantiles, dominatrices, il devient politique, stratégique. D'un même objet, l'homme peut tirer le meilleur et le pire. L'un contemple, communie au beau et au vrai. L'autre convoite, trafique, cambriole. Grace et gratuité L'artiste et l'admirateur ne communient que dans la sphère de la gratuité, parce que grâce et gratuité sont liées. Le point de rencontre de ces deux gratuités, celle de la créativité et celle de la réceptivité, est le lieu où les hommes s'affranchissent de leurs besoins utilitaires et de leurs passions. C'est le lieu où l'homme est vraiment lui-même. Ce point de rencontre entre la gratuité de l'œuvre offerte et la réceptivité par laquelle je me trouve élevé au-dessus de moi-même est le lieu d'une présence divine. Car là où deux gratuités se conjuguent, Dieu est présent : du ciel descend la rosée et la terre donne son fruit. Ainsi en va-t-il de l'art et de l'émotion artistique. Ils construisent l'échelle de Jacob qui relie le ciel et la terre et la terre au ciel. Art et Foi S'il y a quelque chose de divin dans tout art, c'est aussi parce que l'art est une création. Comme dans la Genèse, il est le fruit d'un souffle et il suscite une extase devant l'œuvre inspirée. Il y a une touche divine qui affecte le cœur et les sens, non seulement parce que l'homme est à l'image de Dieu, mais pus encore parce que le Verbe "fait chair" est venu habiter tous nos sens, toutes nos aptitudes. C'est pourquoi l'art véritable a toujours quelque chose de sacré. L'art religieux n'est qu'une forme d'expression du sacré. C'est le sacré de tout art qui devient religieux ou chrétien. Là où l'homme pénètre à travers le visible pour contempler l'invisible, il y a du sacré. Il ne faut pas nécessairement peindre une nativité ou un calvaire. Les bottines de Van Gogh, les pommes de Cézanne, les estampes japonaises, les mimes de Chaplin, les ballets Bolchoï ou les virtuosités de la CaIlas participent tous de cette transfiguration de être humain par le Christ. Le Christ n'est pas seulement le fondement de l'art chrétien parce que l'incarnation permet de représenter Dieu. Il est le fondement de tout art. C'est lui qui manifeste comment Dieu descend dans la matière. Il est l'œuvre d'art par excellence. C'est en lui que Dieu a trié, en toute gratuité, le plus profond et le plus beau de tout ce qui se trouve dans la nature humaine. Tout comme l'art transforme l'utilitaire en gratuit et transfigure la laideur en beauté, ainsi en va-t-il du salut. Ce que Dieu fait avec la nature humaine qu'il divinise est du même ordre. C'est parce qu'il y a toujours eu une connivence secrète, dans le christianisme, entre Dieu incarné et toute forme d'art et d'émotion artistique. La foi et l'art se sont trouvés spontanément. ROUBLEY et FRA ANGELICO Ces artistes ont fait de leur vie une consécration à Dieu et de leur art une consécration aux hommes pour la gloire de Dieu. Tout artiste qui se respecte se consacre à une transcendance et aux hommes à partir de ce qu'il a de transcendant au fond de lui-même. Quand il se coupe de sa propre profondeur, il devient servile, inféodé à la mode, à l'argent, à la passion sauvage. Quand il puise en son être profond, il "s'é-puise". Comme une femme qui accouche, qui fait sortir d'elle la vie qui vient de plus loin qu'elle, l'artiste souffre les douleurs de la création et donne la vie. Saint Andrei Roublev et le Bienheureux Fra Angelico sont contemporains (XVe s.). Le premier a traversé les horreurs des invasions tartares, le second a participé à l'éclosion de la Renaissance. Les œuvres du peintre de la Trinité et celles du chantre de l'Annonciation exercent encore toujours une fascination sur nos contemporains de toute confession et culture. Celle fascination va au-delà du sujet traité ou de l'esthétique des formes. Là, on sent que le fini et l'infini sont pétris ensemble, que l'éternel remplit le temps, que l'art transcende la mort et exprime le mystère de la Rédemption. L'art chrétien d'Orient et d'Occident sont tous deux un point de rencontre entre la gratuité d'en haut et celle d'en bas. Roublev exprime plutôt le divin qui prend forme dans l'humain, tandis que Fra Angelico exprime comment l'humain est élevé jusqu'à la beauté de Dieu. L'occident part d'en bas. Il est plus empirique, mais la culture a deux poumons.. Pour donner un visage à la vocation de tout artiste, qui est de dépasser la limite du sensible, de ce qui passe et de la mort, Jean-Paul II a proclamé Fra Angelico "patron, auprès de Dieu, des artistes et spécialement dos peintres." C'était le 18 février 1984, à Ste-Marie de la Minerve (où se trouvent les tombeaux de Fra Angelico et de Catherine de Sienne), le jour de la fête du peintre, pour le jubilé des artistes (Année de la Rédemption). Des artistes ont interprété e les lectures et les chants de l'eucharistie. Après la communion, une actrice a prêté sa voix à Catherine de Sienne, dont les écrits, comme ceux de Thérèse d'Avila, font partie du patrimoine artistique littéraire. Dans cette rencontre liturgique, c'est Dieu et l'homme tout entier qui sont honorés: "Je te chante en présence des anges" (Ps 138), s'exclamait le psalmiste. "Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes œuvres et rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux; enchaînait le Christ dans son Evangile (Mt 55 16). L'humanité a besoin de ces vocations Partout l'humanité a créé ses "services de vocations". Elle a ouvert des écoles, des académies, des ateliers, pour tous les arts. Ces pépinières d'artistes recrutent depuis le plus jeune âge. Cela suppose que, dès l'enfance, être humain jouisse d'une certaine liberté par rapport aux contraintes de la production ou de l'instinct de survie. L'éducation à la gratuité, à l'émerveillement, à ce qui dépasse l'utilitaire, déborde largement des écoles. Elle commence en famille. Elle implique aussi l'éducation au silence, à cette beauté qui va crescendo, du bruit à la musique et de la musique au silence. Les lieux de célébration de l'art sont les spectacles, les galeries etc. Mais aussi la vie quotidienne. Que d'art dans un timbre poste, un bouquet, un emballage cadeau. L'art nous enveloppe comme un cadeau. Il incite au respect. Sauvegarde du patrimoine, protection du vandalisme, éducation du public... L'homme sent au fond de lui qu'il est le gardien du beau. Si l'Eglise ouvre des musées, ce n'est pas pour étaler des richesses, mais pour rendre un service à l'humanité. Cette transcendance, tant admirée dans les arts, est la même que celle qui est cultivée parla prédication et l'étude (service de la vérité) et par la charité et la poursuite de la justice (service du bien). L'eglise suscite des vocations artistiques Au cours des siècles, l'Eglise a toujours promu les arts dans leurs expression les plus diverses. Et le monde des artistes dialogue avec elle. Ce dialogue est plus ou moins vivant et fécond selon les époques. Il est parfois une alliance, parfois un dialogue de sourds. Depuis Vatican II, l'Eglise fait des efforts considérables en vue de renouveler son amitié avec les artistes de tous horizons et cultures, dans un service désintéressé à l'humanité. Tel est bien le sens de ces "jubilés des artistes" et du "monde du spectacle". Tout ne se passe pas à Rome Dans tous les diocèses du monde fusent des initiatives les plus diverses messe des artistes, prix des écrivains, du cinéma, expositions, concerts, spectacles multimédias, festivals, concours d'art... Chez nous aussi, au plan interdiocésain, une grande exposition d'art contemporain et ancien ouvrira ses portes à l'Abbaye du Parc à Louvain. Des concours d'art sont organisés dans les écoles de tout le pays ainsi que des concerts.. La cathédrale de Bruxelles continue à offrir ses "Messes festives" et elle accueillera l'exposition des tapisseries dans le cadre de "Bruxelles, capitale de l'Europe". Le diocèse de Tournai organise un concours (ouvert aux autres diocèses) et une exposition d'art contemporain sur le thème de la liberté... Et beaucoup d'initiatives se prennent à des échelles diverses : doyennés, paroisses. Les biotopes des vocations et du sens artistiques sont la liturgie, la famille et le champ de la culture. La liturgie est le biotope par excellence, parce qu'elle est du même ordre que la gratuité. Elle célèbre la beauté de Dieu dans l'homme et de l'homme en Dieu, et la joie de vivre comme chrétien. La famille est ce lieu essentiel où se cultive l'amour du beau, du bien et du vrai. L'artiste puise toute sa vie dans ses racines. Le style de vie, des relations et de la maison constituent l'élément le plus influent dans la croissance humaine et spirituelle de l'homme. Une victoire sur Babel Puisque l'art incarne une âme, il est source de culture et il emprunte à toutes les cultures. Il est une "sym-phonie" de ce qu'il y a de plus profond dans le cœur de tous les hommes. L'art, comme langage universel, est une victoire sur Babel. Le langage du beau est universel. Il y a quelque chose de la Pentecôte dans l'art, parce qu'il n'y a qu'une langue, celle du beau, et tout le monde la comprend!
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