"On
n’oublie pas les portes de la mort".
Nous
venions donc de nous dire ce jour-là que si notre nature était
assez malheureuse pour ne posséder qu’une pseudo-intelligence
capable de tout sauf, du vrai, si, se jugeant elle-même, elle
devait s’humilier à ce point, nous ne pouvions ni penser ni agir
dignement. Alors tout devenait absurde et inacceptable. Sans même
que nous sachions quelle chose en nous se refusait ainsi à accepter.
Nous
ne pouvons vivre selon des préjugés, bons ou mauvais,
nous avons besoin d’en peser la justice et la valeur, — mais selon quelle
mesure? Où est la mesure de toutes choses?
Je
veux savoir si d’être, est un accident, un bienfait ou un malheur;
je méprise la résignation et le renoncement de l’intelligence
dont nous avons tant d’exemples autour de nous.
Nous
ne voulions pas non plus vouloir aveuglément; cette "
sublime " absurdité nous paraissait un monstre, et nous
faisait horreur.
Ce
qui nous a sauvés alors, ce qui a fait de notre réel désespoir
un désespoir encore conditionnel, c’est. justement notre souffrance.
Cette dignité à peine, consciente de l’esprit a sauvé
notre esprit par la présence d’un élément irréductible
à l’absurde où tout voulait nous conduire.
Déjà
j’en étais venue à me croire athée; je ne me défendais
plus contre l’athéisme, persuadée à la fin, ou
plutôt dévastée par tant et. tant d’arguments que
l’on donnait pour " scientifiques ". Et l’absence de
Dieu dépeuplait l’univers.
Si
nous devons aussi renoncer à trouver un sens quelconque au mot
vérité, à la distinction du bien et du mal, du
juste et de l’injuste, il n’est plus possible de vivre humainement.
Je
ne voulais pas d’une telle comédie. J’accepterais une vie douloureuse,
mais non une vie absurde. Jacques avait pensé longtemps, qu’il
valait encore la peine de lutter pour les pauvres, contre l’esclavage
du " prolétariat ". Et sa propre générosité
l’avait fortifié. Mais maintenant il se, trouvait aussi désespéré
que moi.
Cette
vie que je n’ai, pas choisie, je ne veux pas non plus la vivre, dans
de telles ténèbres. Car la comédie est sinistre.
Elle se joue sur un théâtre de larmes et de sang.
Notre
parfaite entente, notre propre bonheur, toute la douceur du monde, tout
l’art des hommes ne pouvaient nous faire admettre sans raison — en quelque
sens que l’on. prenne l’expression — la misère, le malheur, la
méchanceté des hommes. Ou bien la justification du monde
était possible, et, elle ne pouvait se faire sans une, connaissance
véritable; ou bien la vie ne valait pas la peine d’un instant
d’attention de plus.
Quand
il n’y aurait qu’un seul coeur au monde à souffrir certaines
souffrances, un seul corps à connaître l’agonie de la mort,
cela exigerait une justification; et quand il n’y aurait que la, souffrance
d’un seul enfant; et ;quand même le- animaux seuls souffriraient.,
sur la terre, cela, tout cela, exigerait une satisfaction.
En
aucun cas l’état de choses n’est acceptable sans une lumière
vraie sur l’existence. Si une telle lumière est impossible, l’existence
aussi est impossible, et il ne vaut pas la peine de vivre.
Si...
Si... Et nous allions ajoutant des strophes sombres et des strophes
sombres à ce chant de notre détresse. Mais il y avait
toujours ce conditionnel dans notre âme. .Il y avait toujours
cette petite espérance, cette porte entrouverte sur le chemin
du jour.
Avant
de quitter le Jardin des Plantes nous primes une décision solennelle
qui nous pacifia: celle de regarder en face, et jusqu’en leurs dernières
conséquences - pour autant que cela serait en notre pouvoir -
les données de l’univers malheureux et cruel dont la philosophie
du scepticisme et du relativisme était l’unique lumière.
Nous
ne voulions accepter aucun masque, aucune cajolerie des grandes personnes
endormies, dans leur fausse sécurité. L’épicurisme
qu’elles proposaient était un leurre, tout autant que le triste
stoïcisme, et l’esthétisme - un amusement. Nous ne voulions
pas non plus, parce que la Sorbonne avait parlé, considérer
que tout était dit. Le monde universitaire était alors
chez nous si hermétiquement clos sur lui-même, qu’à
cette simple pensée nous avions déjà quelque mérite.
Nous
décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance
à l’inconnu; nous allions faire crédit à l’existence,
comme à une expérience à faire, dans l’espoir qu’à
notre appel véhément le sens de là vie se dévoilerait;
que de nouvelles valeurs se révéleraient si clairement
qu’elles entraîneraient notre adhésion totale, et nous
délivreraient du cauchemar d’un monde sinistre et inutile.
Que
si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le
suicide; le suicide avant que les années n’aient accumulé
leur poussière, avant que nos jeunes forces ne soient usées.
Nous voulions mourir par un libre refus s’il était impossible
de vivre selon la vérité.