Jacques et Raïssa Maritain

Extrait de "Les Grandes Amitiés"

Raïssa Maritain

Ed Desclée de Brouwer



 

 

 

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On n’oublie pas les portes de la mort.

Ce qui nous a sauvés

Quand il n’y aurait qu’un seul coeur

"On n’oublie pas les portes de la mort".

Nous venions donc de nous dire ce jour-là que si notre nature était assez malheureuse pour ne posséder qu’une pseudo-intelligence capable de tout sauf, du vrai, si, se jugeant elle-même, elle devait s’humilier à ce point, nous ne pouvions ni penser ni agir dignement. Alors tout devenait absurde et inacceptable. Sans même que nous sachions quelle chose en nous se refusait ainsi à accepter.

Nous ne pouvons vivre selon des préjugés, bons ou mauvais, nous avons besoin d’en peser la justice et la valeur, — mais selon quelle mesure? Où est la mesure de toutes choses?

Je veux savoir si d’être, est un accident, un bienfait ou un malheur; je méprise la résignation et le renoncement de l’intelligence dont nous avons tant d’exemples autour de nous.

Nous ne voulions pas non plus vouloir aveuglément; cette " sublime " absurdité nous paraissait un monstre, et nous faisait horreur.

Ce qui nous a sauvés alors, ce qui a fait de notre réel désespoir un désespoir encore conditionnel, c’est. justement notre souffrance. Cette dignité à peine, consciente de l’esprit a sauvé notre esprit par la présence d’un élément irréductible à l’absurde où tout voulait nous conduire.

Déjà j’en étais venue à me croire athée; je ne me défendais plus contre l’athéisme, persuadée à la fin, ou plutôt dévastée par tant et. tant d’arguments que l’on donnait pour " scientifiques ". Et l’absence de Dieu dépeuplait l’univers.

Si nous devons aussi renoncer à trouver un sens quelconque au mot vérité, à la distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste, il n’est plus possible de vivre humainement.

Je ne voulais pas d’une telle comédie. J’accepterais une vie douloureuse, mais non une vie absurde. Jacques avait pensé longtemps, qu’il valait encore la peine de lutter pour les pauvres, contre l’esclavage du " prolétariat ". Et sa propre générosité l’avait fortifié. Mais maintenant il se, trouvait aussi désespéré que moi.

Cette vie que je n’ai, pas choisie, je ne veux pas non plus la vivre, dans de telles ténèbres. Car la comédie est sinistre. Elle se joue sur un théâtre de larmes et de sang.

Notre parfaite entente, notre propre bonheur, toute la douceur du monde, tout l’art des hommes ne pouvaient nous faire admettre sans raison — en quelque sens que l’on. prenne l’expression — la misère, le malheur, la méchanceté des hommes. Ou bien la justification du monde était possible, et, elle ne pouvait se faire sans une, connaissance véritable; ou bien la vie ne valait pas la peine d’un instant d’attention de plus.

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Quand il n’y aurait qu’un seul coeur au monde à souffrir certaines souffrances, un seul corps à connaître l’agonie de la mort, cela exigerait une justification; et quand il n’y aurait que la, souffrance d’un seul enfant; et ;quand même le- animaux seuls souffriraient., sur la terre, cela, tout cela, exigerait une satisfaction.

En aucun cas l’état de choses n’est acceptable sans une lumière vraie sur l’existence. Si une telle lumière est impossible, l’existence aussi est impossible, et il ne vaut pas la peine de vivre.

Si... Si... Et nous allions ajoutant des strophes sombres et des strophes sombres à ce chant de notre détresse. Mais il y avait toujours ce conditionnel dans notre âme. .Il y avait toujours cette petite espérance, cette porte entrouverte sur le chemin du jour.

Avant de quitter le Jardin des Plantes nous primes une décision solennelle qui nous pacifia: celle de regarder en face, et jusqu’en leurs dernières conséquences - pour autant que cela serait en notre pouvoir - les données de l’univers malheureux et cruel dont la philosophie du scepticisme et du relativisme était l’unique lumière.

Nous ne voulions accepter aucun masque, aucune cajolerie des grandes personnes endormies, dans leur fausse sécurité. L’épicurisme qu’elles proposaient était un leurre, tout autant que le triste stoïcisme, et l’esthétisme - un amusement. Nous ne voulions pas non plus, parce que la Sorbonne avait parlé, considérer que tout était dit. Le monde universitaire était alors chez nous si hermétiquement clos sur lui-même, qu’à cette simple pensée nous avions déjà quelque mérite.

Nous décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance à l’inconnu; nous allions faire crédit à l’existence, comme à une expérience à faire, dans l’espoir qu’à notre appel véhément le sens de là vie se dévoilerait; que de nouvelles valeurs se révéleraient si clairement qu’elles entraîneraient notre adhésion totale, et nous délivreraient du cauchemar d’un monde sinistre et inutile.

Que si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le suicide; le suicide avant que les années n’aient accumulé leur poussière, avant que nos jeunes forces ne soient usées. Nous voulions mourir par un libre refus s’il était impossible de vivre selon la vérité.

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