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Tolkien Note sur la portée philosophique du MYTHE DE L'ANNEAU par Bernard Malblanc |
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Voir aussi: Le catholicisme de Tolkien
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Il existe différentes manière d'aborder la mythologie. L'un d'elle consiste simplement à jouir de l'imaginaire du mythe. C'est une attitude plutôt consommatrice. On lui demande ce qu'on attend d'un loisir. Et c'est souvent par ce biais qu'on entre dans une lecture néopaïenne du mythe : éprouvant avec force l'attrait de ces récits, on est déçu, en comparaison, par ceux que contiennent les livres du judéochristianisme. Mais on peut aussi aborder les mythes en humaniste. C'est-à-dire considérer que l'histoire imaginaire, en l'occurrence mythologique (ou féerique), qu'on prend plaisir à écouter ou à lire, est aussi le matériau d'une réflexion plus profonde. Lewis et Tolkien ont en commun d'être des universitaires qui ont écrit des contes pour enfants, mais qui sont loin des bluettes qu'on désigne habituellement par le terme de conte de fée, puisqu'ils sont à l'origine d'un genre ayant désormais pignon sur rue, qui s'appelle l'héroïc-fantasy. Il comporte des éléments féeriques, et l'intrigue repose sur la conjonction entre un élément épique et un élément initiatique. Concernant Le Seigneur des Anneaux, personne ne semble avoir tellement fait attention jusqu'à présent que le thème mythique de l'anneau d'invisibilité, qui est au centre de cette trilogie, est le même que celui que Platon a développé il y a deux mille quatre cents ans, et que l'on connaît sous le titre de " mythe de Gygès". Tel qu'il est exposé habituellement, il sert à démontrer que si l'homme n'est pas tenu par des lois, il ne se comporte pas avec justice, mais qu'il est au contraire enclin franchir toutes les limites habituellement admises aux actions humaines, afin de servir son intérêt et parvenir à ses fins. De cela, Platon ne tirait pas la conclusion qu'il fallait être pessimiste, mais que le sens de la mesure dans la poursuite de notre intérêt n'est pas spontané et automatique. Il faut donc qu'il fasse l'objet d'un recherche, d'une culture et d'une éducation. D'où la nécessité de réfléchir et de s'éclairer sur ce qu'est la justice en soi, et ne pas se fier à l'existence d'une législation positive qui fixe les limites et ne crée que des apparences de justice entre les hommes. Cela, c'est la lecture " politique " du mythe platonicien : l'histoire de Gygès est une sorte d'expérience imaginaire, qui permettrait de comprendre que la justice n'existe pas naturellement dans la société humaine, et que s'il semble que les hommes respectent des règles, c'est d'abord parce qu'ils y sont forcés. Donc une œuvre de législation et d'éducation est nécessaire. Mais il existe une lecture sur un plan plus profonde, qui est une lecture " morale " du mythe de Gygès. On a considéré que l'histoire était un mythe, parce qu'il est impossible qu'un anneau ou quelque autre objet nous rende invisible. Il s'agit maintenant de lire l'histoire de Gygès comme une allégorie et d'affirmer qu'en fait, l'invisibilité fait partie de notre condition naturelle. Car l'invisibilité physique de Gygès, qui relève de la science-fiction antique, peut se comprendre aussi comme l'allégorie du secret de notre conscience, c'est-à-dire de l'invisibilité de notre psychisme. Les autres ne voient que notre extériorité physique, et de notre intériorité, ils ne voient que ce que nous en laissons voir par inadvertance ou ce que nous en exprimons volontairement. Mais nul ne peut voir directement notre moi sentant et pensant. Et tant que nous ne l'exprimons pas ou que nous parvenons à le cacher aux autres, notre être psychique est invisible à autrui. Nous pouvons dans le secret de notre conscience avoir les pensées et les intentions les plus mauvaises et les plus criminelles, celles qui correspondant à la malveillance opportuniste dont Gygès fait preuve lorsqu'il comprend qu'il a le pouvoir de ne pas être vu. Or à notre façon, nous avons ce pouvoir d'invisibilité, qui fait que les autres ne nous voient pas tels que nous sommes réellement au fond de nous-mêmes. A cause de notre invisibilité psychique, Gygès n'est pas une simple figure de l'imaginaire, il est l'allégorie d'une réalité essentielle de la condition humaine. Et la prise de conscience de cette réalité fait qu'on ne peut plus lire le comportement, les " moeurs " de l'être humain, en simple termes d'intérêt et de satisfactions à se procurer. Mais on doit s'interroger sur ce pouvoir d'intériorité, sur ce que l'homme peut en faire, et sur ce que nous en faisons. Et s'interroger sur ce choix qui se pose d'abord au secret de sa conscience : être juste ou pas ? Que choisit-on ! de faire le mal sans limite autres que celles qui lui seront imposées de l'extérieur ? La règle morale qu'on se donne est alors le " pas vu pas pris " d'un opportunisme sans vergogne. Ou bien cherche-t-on s'il y a une raison de mesurer ses actions et de se comporter selon la justice ? Cette raison existe-t-elle ? Y a-t-il une raison d'être juste, indépendamment du préjudice que les autres me feront subir si je passe les limites à leur égard ? Mais pour trouver cette raison, il faut commencer par s'interroger.C'est la fonction de ce mythe que d'amorcer cette réflexion. Cet aspect du mythe platonicien peut être développé encore, mais on le laissera là pour en venir à l'intérêt de cette mythologie fabuleuse née en plein vingtième siècle qu'est le Seigneur des Anneaux et qui est en train d'être portée au cinéma : Frodo, ou Frodon (les noms anglais sont Bilbo et Frodo ; certains traducteurs ont données les noms de Bilbon et de Frodon dans leur version française des récits tolkiniens, se conformant en cela à l'habitude qu'ont les Anglais d'appeler Plato celui que les Français appellent Platon...), c'est un Gygès contemporain. Son originalité, et en cela, il est plus éclairé que son prédécesseur antique, c'est d'avoir compris le danger du pouvoir extérieur que lui donne l'anneau d'invisibilité. Car ce pouvoir, c'est certes celui d'une domination sur les autres, qui lui permettrait de parvenir avantageusement à ses fins, quelles qu'elles soient; mais c'est aussi un pouvoir menaçant pour soi qui est contenue dans l'usage de cette puissance, la menace d'être soi-même asservi à cette puissance et dominé par elle. Cette menace est incarnée dans roman par la figure de Gollum, hobbit dénaturé par l'emploi de l'anneau, rendu servile, et qui ne vit plus que pour une chose : retrouver l'anneau et son pouvoir. Il se trouve donc dans l'aventure féerique de Frodo, la matière d'une réflexion allégorique sur la réalité de la conscience morale, et le débat qu'elle entretient avec elle-même face à la tentation de la puissance. La vérité morale du mythe serait celle-ci : l'impunité n'existe pas, elle n'est qu'une apparence. Lorsqu'on livre notre existence à l'ambition du pouvoir et de l'accroissement de notre puissance sur le monde et sur les autres, lorsqu'on croit que la seule limite sensée que nos actes puissent connaître, c'est l'impunité qui la donne, on aliène sa propre liberté et l'on devient dépendant du pouvoir que l'on poursuit. Outre la capacité de ce mythe à nous faire prendre conscience de la réalité de notre condition morale et de son irréductibilité à une simple question d'intérêts, les éclairages qu'on peut en tirer concernant l'ambition de la puissance, et l'enracinement de cette problématique à la dimension morale de l'existence humaine, méritent, me semble-t-il, qu'on porte son attention sur une œuvre, et peut-être une matière cinématographique, qui risque sinon de passer pour un simple produit de consommation littéraire, une distraction sans consistance, et peut-être le véhicule d'idées qui sont le contraire de celles qui animaient leur auteur.
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